Lorsque nous créons un jeu interactif (que ça soit jeu de rôle ou GN) nous marchons sur une ligne de crête, une ligne fine. Créer est un jeu d’équilibriste à la fois très simple et extrêmement complexe.
De quoi on parle ? Vous allez voir. Cet article ce veut une introduction à une notion essentielle dans les choix de conception du Game Design interactif.
Feedback & Conséquences
Dans le cas d’un jeu de société ou d’un jeu vidéo, la mise à jour se fait à posteriori. Qu’on appelle ça une extension, un patch ou un correctif, il faut du temps pour recevoir un retour, un « feedback », et l’intégrer au jeu.
Vu qu’entendre ce retour prend du temps, nous avons le temps de réfléchir à la pertinence ou non d’apporter un changement.
Dans le cas du JDR et du GN, le feedback est permanent. On voit les gens jouer, on interagit avec eux. Le feedback est souvent instantané. On a du feedback en plein milieu de partie. De là deux tendances se dégagent :
Changer pour faire plaisir aux joueurs, rendre le jeu plus proche de leurs aspirations
Conserver ses choix initiaux de design, respecter ce qu’on a annoncé il y a de ça plusieurs mois voire années.
Et là on fait quoi ? Au risque de se sentir comme Disney, Marvel ou DC, nous orga jouons un difficile jeu d’équilibriste.
C’est mieux avec un exemple
Prenons un exemple concret et personnel. Je vais essayer d’en dire assez, sans pour autant faire de véritable spoiler à nos joueurs.
L’élement de décor qui envoie de la hype
Dans le GN vampireux que j’organise (qui se joue tous les mois) on a un élément d’ambiance important. Un élément qui fait parti des poncifs d’ambiance de ce type de jeu, et qui est limite attendu.
Disons qu’il s’agit d’une sorte de « porte du chaos » comme les GNistes les connaissent si bien. Sauf que pour nous à la base, c’était un élément du décor, de l’ambiance, pas un truc sur lequel on s’attendait sur lequel des joueurs jouent. Et de fait, certains joueurs adorent cet élément et ont beaucoup investit de temps et d’énergie dessus. Créant une hype qui nous a surprise par son intensité.
Sûrement avons nous été trop bourrins pour son introduction, pas assez subtils. Mea culpa. Probablement que le fait d’avoir pas mal de joueurs de murder (habitués à ce que chaque détail compte) et de joueurs GNistes habitués à fermer des satanés portes du chaos joue aussi.
Reste que du coup on a deux possibilités : développer cet élément (au risque de trahir notre intention de départ) ou le garder comme élément de fond et risquer de décevoir nos joueurs. Dit comme ça, clairement, aucun de ces choix n’est vraiment séduisant.
Le classico attendu
Un autre élément attendu de notre type de jeux, c’est une lutte entre le groupe de joueurs et THE groupe idéologiquement opposé. Une sorte de classico, pour prendre les métaphores footballistiques.
Sauf que c’est un poncif que l’on considère (nous orga … et même les créateurs originels du jeu) comme sur-utilisé, voire contre-productif. Et qui peut vraiment avoir un impact qu’on ne maîtrise pas sur l’ambiance.
Par anticipation, ou envie de bien faire, certains joueurs investissent déjà dans cet axe de jeu, cette confrontation attendue. Sans attendre d’avoir des éléments très concrets définis par nous. Je les comprend, à leur place j’aurai le même réflexe. Au moindre doute, on se prépare au pire, dans ce genre d’univers.
Si cette seconde hype a lieu sans pour autant qu’on ai fait un énorme build-up sur le sujet, c’est que quelque chose est à l’oeuvre. Probablement une représentation mentale pré-existante…
Là aussi on a deux possibilités : lancer ce classico (au risque de trahir notre intention de départ) ou le rejeter, et risquer de décevoir nos joueurs. Là aussi, ce ne sont pas des axes très séduisants.
C’est d’ailleurs assez ironique puisque j’adore proposer des choix ignobles à mes joueurs (entre deux solutions mauvaises) mais je déteste y être confronté en tant que créateur. Allez comprendre 😉
Fan service et limites
On pourrait s’en foutre et dire « les joueurs sont des cons ». On l’a tous entendu dire tellement de fois… Mais pour moi ce genre de réflexion à 2 cents, c’est projeter sur autrui notre propre incapacité à penser notre jeu. C’est pas le jeu qui est mal gaulé, c’est les joueurs qui sont nuls. Refusons ce genre de lâcheté.
Non, il faut qu’on réfléchisse. Je ne vous dirai pas quel choix on va faire sur ces deux éléments. Ne serait-ce que parce que d’autres vont jouer sur ces choix. Mais je voulais clarifier qu’aucun de ces choix n’est fondamentalement honteux. Aucun de ces choix n’est inacceptable par essence.
Répondre aux attentes des joueurs est naturel. On veut un jeu qui soit fun, qui fasse plaisir. Ce qui devrait être le soucis de tous les organisateurs au final. C’est pour eux qu’on fait ça.
Et de l’autre, on a aussi besoin de rester ferme sur certains principes.Il faut que le jeu reste fun pour tout le monde. Si pour faire plaisir, on saborde les fondamentaux de notre jeu, on le tue.
Univers, représentation mentale et limites
Déjà il faut pointer la limite de notre conception : nous nous sommes reposés sur un univers qu’on connait, avec ses codes et ses clichés. Avec ses représentations mentales qui nous échappent en partie. C’est un peu comme faire un GN the Witcher sans Sorceleur. Ou faire un GN Star Wars sans aucun jedi ni Sith. On aurai l’impression de trahir notre univers.
Maîtriser son univers, sa licence, et ses codes, clarifier ses attentes avec une note d’intention suffisamment complète, ca doit être l’un de nos soucis majeurs.
A ce titre là, on comprendra d’autant plus que certains manifestes nordiques comme Dogma 99. Dogma 99 contient cette citation en toute lettres dans leur manifeste. Ils n’acceptent pas les JDR comme base pour un GN.
Un JDR est un univers fragmenté par essence (parce que représenté auprès des joueurs par des millions de parties qu’on ne peut pas contrôler). Et quand on voit le foisonnement fou des sites de fan-fic on comprend vite que les fans ont une imagination sans limite… Et c’est pareil pour un GN.
Je comprend d’autant mieux que l’un des pontes de White Wolf m’ai dit une fois qu’avoir un canon n’était ni possible, ni forcément souhaitable. Le risque existe de frustrer et décevoir.
Partir d’un jeu existant c’est un risque, une difficulté difficile à surmonter, qu’on doit assumer, et qu’on a décidé d’assumer.
Je n’ai pas de réponse toute faite
Cet équilibre, cette ligne de crête, est un sujet de fond pour tout game designer. Mais quand on est dans un interactif comme un JDR ou un GN, c’est d’autant plus un choix quotidien. Et dans les deux formats, c’est d’autant plus facile de rester stable sur ses choix de design sur un one-shot que sur une longue campagne.
Tout ce que je peux dire, c’est que la personne qui prétendra avoir la réponse évidente à ces choix de design est probablement dans l’erreur. Chaque situation apporte des réponses réfléchies, appropriées. Des fois il faut céder, des fois il faut être ferme. Il n’y a pas de réponse universelle.
Et au delà de l’univers qu’on choisit, on a aussi choix artistiques qui sont indiqués par les courants artistiques dont on se pare. Un GN issu de la culture nordique n’aura pas les mêmes évidences qu’un GN romanesque, ou même qu’un GN disons « classique européen ».
Car s’il y a des manifestes artistiques dans le GN, avec des choix aussi forts de posés… Ce n’est pas pour rien. C’est une volonté de synthétiser ce qui fait l’essence d’un style, d’une vision. Faut-il renoncer à son courant pour ses joueurs ? Vaste débat.
Quelques pistes
Alors, probablement que le plus important c’est de se ménager, de se préparer des espaces de réflexion suffisants. Se poser pour avoir le temps de peser le pour et le contre. Prendre le temps de créer du recul, du débat sur sa création.
En tout cas, cela permet de redéfinir à la marge ce qu’est le concepteur d’un jeu, ce fameux « Game Designer ». Le Game Designer est un type d’artiste particulier. Il cherche non seulement à s’exprimer, mais aussi à susciter une réponse particulière de son public, qu’on appelle souvent « fun » ou « immersion ».
La notion de public est donc au cœur du Game Design, en particulier dans ce type de jeu.
Finalement, si jouer c’est choisir, alors créer c’est choisir aussi.
Aujourd’hui je voulais vous parler de résoudre les incohérences dans nos jeux. On va parler d’exemples précis et complexes mais rien d’insurmontable. L’idée de ce texte, c’est de vous parler des difficultés de créer un jeu à plusieurs équipes d’orga.
Un exemple précis : Le flou du lien de sang
Vampire est un jeu à l’univers extrêmement vaste et touffu. Plus de 25 ans et 5 éditions au compteur, tout ou presque a été écrit sur le sujet. Et pourtant il nous arrive souvent de tomber sur des cas qui ne sont pas tranchés de manière propre. Prenons un exemple particulier : le lien de sang.
Le lien de sang, c’est quand un vampire fait boire de son sang à un autre vampire. Cela crée un sentiment artificiel et occulte (le lien en question). Ce sentiment se renforce si le sang est bu en trois occasions distinctes.
On parle souvent par barbarisme de lien de sang niveau 1, 2 ou 3. Le sang est une substance addictive dangereuse dans ce jeu.
Pour le reste du texte je vais réutiliser les termes Dark Ages suzerain et vassal. On comprend avec ces termes très vite « qui est qui » dans le lien de sang. 🙂 Il y a celui qui en profite et celui qui est en dessous. Et puis ça a un coté suranné classiste que j’adore.
« Allo houston, on a un problème »
Déjà, le lien de sang n’a pas les mêmes effets selon la version du lore qu’on prend. En Moderne, cela créé un amour inconditionnel du vassal envers le suzerain, qui va jusqu’au sacrifice. En Dark Ages dans la version que j’ai sous les yeux, cela crée un sentiment de loyauté et de vassalité envers le suzerain.
Donc déjà l’effet n’est pas forcément le même suivant le jeu.
Au passage, créer un autre vampire pourrait (ou pas, suivant les versions) créer un lien de sang niveau 1, entre lui et son parent, au passage.
Le fait de boire le sang d’une goule (un mortel lié au sang) peut me causer un lien de sang envers son suzerain. Ou pas. Ca dépend du livre là aussi.
Bref le concept en lui même a pas mal bougé au fil des pages et des années.
Mais même les durées ne sont pas non plus identiques. En jdr sur table, le lien 3 peut durer des siècles, voir indéfiniment si le vassal voit régulièrement son suzerain.
En MET (les règles pour du GN) pour d’évidentes question de jouabilité, le lien 3 doit être maintenu chaque mois. C’est le lien 1 qui peut durer indéfiniment si le vassal voit son suzerain.
Donc déjà le truc lui même souffre de sources contradictoires.
C’est l’une des nombreuses raisons qu’on a, au TIF et à GNafron de ne considérer comme canon officiel que le bouquin MET dernière version lui-même. Avoir un seul livre ça évite les contradictions.
Mais ça ajoute des tas de flous, ceux que chaque édition a résolu à sa sauce.
Et là c’est le drame
Parce qu’au delà de la forme que prend le lien de sang, il y a des tas de zones d’ombre qui persistent quand même.
Le lien de sang crée un sentiment d’amour, en MET ok. Quand le vassal voit son suzerain, il est tout love. D’acc.
Mais si la personne est derrière un pouvoir magique pour transformer son visage quid ? Entre le fameux pouvoir de Dissimulation nommé Masque des Milles Visages, ou même des disciplines comme Vicissitude qui manipule les chairs ou Chimérie qui manipule les illusions, il y a de quoi faire.
Est-ce que le lien persiste quand même ? Est-il temporairement en pause ? Peut-on se servir du lien pour repérer son Suzerain malgré ces techniques ? Et dans une foule ? Le visuel n’est pas là, mais le lien occulte persiste.
A l’inverse, quand le vassal voit son une personne usurper avec de mêmes techniques son Suzerain, que se passe-t-il ? Est-il dupé ? Quelle qualité minimale de duperie est nécessaire pour que ça marche ?
Pourtant le lien occulte n’est pas là, mais le lien visuel est là. Peut-on se servir du lien pour repérer un imposteur ? Peut-on induire l’effet du lien via un portrait? Une vidéo ? Une statue ? Quelle qualité minimale de représentation, alors, pour que ça marche ?
Pourquoi le lien de sang marcherait-il dans certains cas et pas dans d’autres ? Pourquoi permet-il certains disciplines, et pas d’autres, à distance, au gré des versions ? Et il se passe quoi si un vampire est dans le corps d’un autre – ou en brume ou fantôme, ce qui peut arriver ?
C’est un pas un loup qu’on a, c’est toute la meute
En retournant la question sous tout les angles, toutes les possibilités sont cohérentes. On peut bricoler une explication, et concevoir le lien de sang plutôt comme une drogue (concernée par les illusions et les représentations) ou plutôt occulte (qui perce à travers les artifices). Les deux alternatives sont cohérentes et ouvrent des portes intéressantes.
Quand on essaye de faire un univers cohérent en jdr sur table, c’est relativement facile. Il suffit de se choisir une interprétation personnelle et de s’y tenir. Au pire on doit juste prévoir d’en discuter avec les vieux joueurs « à ma table on gère ce truc là ainsi ». On ne doit maintenir la cohérence qu’avec soi-même et quelques joueurs, c‘est relativement aisé et souple.
Je suis à peu près certain que tous les Storytellers de vampire sur table ont d’ailleurs leur version de cette situation. Et ils ne seront pas forcément d’accord les uns avec les autres.
Seulement quand on envisage une fédération de GNs comme le TIF, avec autant de grands esprits, on arrive facilement avec X versions irréconciliables. Avec des tenants qui pourront tous citer 1 ou 2 bouquins qui vont dans leur sens. Pour des visions qui sont souvent tout aussi cohérentes, apportent autant de potentiel narratif, etc.
Le lore de vampire étant foisonnant, bourré de contradictions il est tout à fait possible de trouver des sources affirmant l’opposé l’une de l’autre.
Et là … c’est le débat
Il n’existe à priori que deux solutions pour sortir de cette ornière :
Un, à chaque flou repéré, un nouveau débat complexe et houleux, qui va donc rendre les choses fixes. Ca a le mérite d’être efficace. Mais c’est un processus long, qui nécessite un débat par point. Et sans source autre qu’un livre donné pour s’appuyer, qu’est ce qui va décider entre la vision A ou B, au delà d’une préférence ? Avec aussi le risque de léguer un choix à une équipe d’orga, et qu’elle se retrouve contrainte par ce choix.
Problème au passage, on se rend généralement compte de ce genre de flous bien trop tard.
Deux, et c’est la solution que je préconise : fuck it, c’est occulte. Ouais c’est un peu une réduction du TGCM aux cas problématiques. Ou dans sa version polie “blood works in mysterious ways”. Le sang, c’est chelou.
C’est ce que je pense proposer comme école de pensée au sein du TIF. Je vous le dit tout net : on n’a pas encore tranché ce débat et ce post de blog me sert de base de réflexion argumentative. Ma vision/proposition « le sang c’est chelou » permette que chaque orga fasse comme il veut (tant qu’il respecte scrupuleusement les règles du bouquin) concernant les trucs occultes.
Un groupe d’orga peut avoir sa vision cohérente, une autre avoir des effets un peu aléatoires. Tant qu’on prévient proprement les joueurs que « mileage may vary ».
Pourquoi j’en suis venu à ça au final ? Déjà, je me souviens très bien d’avoir été au World of Darkness Berlin. On nous a fait prendre conscience qu’un gros problème de la communauté c’était sa mentalité toxique. Sa constance à considérer que « Ma façon de jouer à vampire est meilleure que la tienne ». Bref, notre tendance à nous cracher au visage les uns les autres pour des détails futiles de lore.
Soyons clair, il y a des visions du jeu vampire (en GN) auxquelles je n’adhère pas, car je les trouve toxiques. Mais je veux m’y opposer pour de vraies raisons. Pas juste parce que le sang il fonctionne pas pareil chez eux. Je veux m’y opposer parce qu’ils font des trucs toxiques, pas parce que je le suis moi-même, en pinaillant sur des détails.
Du coup… Choisir une version, ça me fait l’impression de choisir un camp dans un débat de cour d’école primaire. D’autant que l’univers de White Wolf ne prétend pas avoir des réponses claires sur le sujet. Le sang est particulièrement occulte et étrange à Vampire : « des fois ça marche, des fois ça marche pas ». White wolf use et abuse des flous, des trucs aléatoires, des unreliable narrators dont l’explication est partiale et subjective.
Blood Works in Mysterious Ways, donc ?
C’est dur la non-vie de vampire. Des fois tu veux étreindre un type et il meurt. Des fois il survit et devient un vampire de ton clan. Des fois ça devient un caitiff, un vampire sans clan. Il n’y a aucun moyen de planifier tout ça. Et parfois parait que ça peut créer une nouvelle lignée et t’a aucune idée de comment t’as fait ça.
Imaginez l’angoisse du vieux vampire qui veut se créer une descendance longuement négociée avec le Prince et se retrouve avec deux cadavres et un Caitiff. Alors que son rival a une ribambelle d’ancillae.
Ce qu’on peut déduire
Il y a des constantes occultes qu’on comprend dans vampire. Plus ton sang est clair (proche de la 14/15eme génération de vampires) plus il y a de chance qu’une étreinte se transforme en caitiff. Si ton sang est très épais, il y a (parait-il) plus de chance que ça crée une lignée. A moins que ça ne soit la proximité avec une centrale nucléaire pour les Nosferatu ?
Ce n’est jamais binaire, c’est une question de degré de probabilité. Des vampires au clan bien visible atteignent la 15 voire 16eme génération ; et d’autres, caïtiffs ont de base un sang ancien, 7eme ou 8eme génération, épais comme celui d’un Ancien, parce qu’étreints par un vieux vampire. Et les lignées apparaissent sans jamais trop qu’on comprenne comment ou pourquoi. Tout ça est volontairement nébuleux.
Ce qu’on ne peut pas déduire
D’un point de vue purement lore on a un paramètre, l’épaisseur du sang, mais peut-être qu’il y en 20, 30 autres… Peut-être que c’est la phase de la lune? Peut-être que la présence ou l’absence d’une créature puissante occulte dans les parages influe ? Peut être que cette lignée est maudite ? Peut-être bénie? Peut-être est-ce Dieu ? Ou le diable ?
Qui a dit d’ailleurs que le lien de sang marche de façon exactement similaire entre un mortel et un vampire ? Qui pourrait le certifier totalement ? Qui pourrait le certifier entre deux vampires ?
Il y a une explication différente (et contradictoire) dans chaque édition du jeu, de pourquoi certains Malkaviens ont Domination et d’autres Aliénation. Et c’est très bien ainsi.
Si on va par là, le sang est fondamentalement individuel. Certains individus ont un sang stérile qui ne permet pas d’étreinte. D’autres ne peuvent faire de lien de sang et/ou créer des goules. Certains ne peuvent pas apprendre une discipline précise.
Il est aussi collectif. Pourquoi certaines lignées sont stériles et pas d’autres ? Pourquoi le sang d’un Ventrue permet d’apprendre des trucs différents du sang d’un Brujah ? Pourquoi on a une faiblesse et pas une autre ? Pourquoi plusieurs lignées du même clan, ont différentes faiblesses ? Comment ça se fait que des vampires du même clan ont pas les mêmes disciplines ?
Le sang est la source de bien des étrangetés à vampire, génère et révèle des tas de secrets. On peut par exemple savoir ce qu’a bu un vampire, ou avoir des informations étranges voir répréhensibles sur lui, en gouttant juste son sang.
On a donc, dans le lore de vampire une justification intéressante et cohérente pour créer une zone d’incertitude critique. Le sang c’est sacrément mystérieux, occulte, puissant et incompréhensible. On a toute légitimité dans l’univers pour jouer sur ces incertitudes, et avoir des effets contradictoires.
Quand c’est flou y a un loup. Un danger. Et ça, en tant qu’orga d’un jeu du Loup Blanc, un danger ça m’intéresse.
Le mystère crée la peur
Même des clans studieux, comme les Tremere et les Tzimsice, se cassent les dents sur les mystères du sang. Sinon ils auraient déjà asservi tout le monde, soyons honnêtes :). Avec des milliers d’années de savoir, ces érudits ne sont rien d’autres que des borgnes au pays des aveugles.
Ne pouvant faire des théories totalement solides, ils en sont plus ou moins réduits, nuit après nuit, à des essais. Ils tentent jusqu’à découvrir par hasard ou persévérance ce qui marche. C’est un peu comme si on avait l’alchimie, et pas encore la chimie. On tente des trucs en fonction de ce qu’on comprend, mais il n’existe pas de théorie suffisamment solide pour aller au delà, et faire de la théorie pure.
On pourrait renverser cette idée et créer une vision totalement scientifique du sang, à vampire. J’ai vu par exemple des orga/joueurs de Camarilla dire que chez eux le sang d’ancien sèche plus vite que le sang de jeune vampire, et qu’on peut donc estimer la génération d’un vampire à sa vitesse de coagulation.
C’est une vision très analytique qui n’est pas sans attrait, mais enlève toute une partie de mystère qui moi, m’intéresse et me semble plus pertinente.
Un truc qui appuie ma vision, c’est qu’au moins deux magies du sang basées sur des principales radicalement différents existent (la sorcellerie assamite et la thaumaturgie hermétique tremere). Les deux marchent et peuvent produire les mêmes effets. On peut même en lister d’autres : les Sorciers Sethites et leurs amulettes et les vieux Koldun aussi. Sans compter les originalités comme la magie punk ou les connaissances liées aux Abysses Lasombra.
Le sang est si mystérieux qu’on peut avoir des gens faisant les mêmes choses avec des principes radicalement opposés. Il n’existe pas une raison rationnelle, zététique, de favoriser l’interprétation de l’une ou l’autre. Ce sont juste des idéologies différentes. Il n’y a pas de science universelle du sang.
Il doit être absolument terrifiant de se dire qu’au final, ce sont des vampires érudits, des montagnes de savoir, mais ce sont encore des enfants capricieux, dans un milieu qu’ils ne maîtrisent pas. Ils ont incapables d’appréhender totalement leur nature de vampire. Ce sont des enfants qui croient dur comme fer à une pensée magique. Des enfants avec des armes à feu : ils les utilisent sans en avoir toutes les subtilités. Si vous avez vu Carrie, vous savez le potentiel destructeur de ce genre de pouvoirs mystérieux peut représenter.
Nos érudits ont des réponses à des questions, mais ils ont bien plus de questions que le vampire anarch pécore moyen. Ils contemplent une abysse bien plus vaste et insondable. C’est flippant ; et c’est intéressant du coup.
La Thaumaturgie n’est rien d’autre qu’une liste des meilleures recettes pour pécher des trucs au bord des ténèbres. Et ça laisse des perspectives terrifiantes pour savoir à quelles exactions se sont livrés les Tremere avant de réussir à créer leurs monstres de foire.
Bref le mystère crée la peur, par l’imprévisibilité, l’insondable, l’abysse. Et quand tu ne sais pas si ton plan va marcher, parce que plein de paramètres sont étranges, cela rend les plans pour tuer d’autres personnages encore plus aléatoires, et à fortiori flippant.
Le mystère crée la retenue
L’univers de vampire est fondamentalement compétitif et violent. On a des vampires qui s’opposent pour des questions idéologiques, de ressources ou même d’égo surdimensionné. Ou même juste parce qu’ils s’emmerdent (coucou le Prince de Milan). Mais ils ne se sautent pas forcément à la gorge. Ils n’usent pas de leur pouvoir à la moindre occasion : ils se préparent et attendent leur heure.
Beaucoup de joueurs de jeux orienté compétitifs (Warhammer 40k, Magic, Hearthstone ou autres) vous le diront : ils n’aiment pas l’aléatoire. Ils aiment les recettes éprouvées et fiables. J’en ai beaucoup parlé ici : https://www.gnafron.org/blog/2017/06/19/en-defense-des-des-et-du-hasard/ Et je les comprend, le hasard est par nature une donnée qui vient contrecarrer leurs projections.
Mais pour moi… C’est le fait de devoir surmonter l’imprévisible qui fait les grands talents. Et casser la prévisibilité des plans en apportant une dose de mystère , d’aléatoire, est de facto quelque chose que je vais chercher. Parce que je vise un jeu plus narratif, relationnel et émotionnel que compétitif pur et dur. On est en play to lose et play to lift, pas en play to win. Je souhaite qu’on soit parfois obligés de supporter un rival, parce que le tuer serait trop compliqué, trop risqué.
J’estime qu’en tant qu’associations de jeu, on se doit de respecter les mêmes règles du jeu. Seulement dans un jdr (GN ou sur table) le système de règles qui prétendrait tout réglementer est un leurre. Il est structurant, mais pas jamais exhaustif.
C’est pour ça que j’aime un jeu de cartes comme Vampire the Eternal Struggle. Passé un certain pallier de deckbuilding, même avec un deck potable, tu peux t’en sortir voire gagner avec du bol. Un deck trop fort se voit souvent contré à cause d’une combo qui sort pas, ou d’un joueur qui te garde au coin de l’œil. Il y a une grosse dose d’imprévisiblité qui rend chaque partie différente. Ca me change de jeux avec des decks qui gagnent à tous les coups parce que je te fais 40 dégats tour un.
En rajoutant des doses de mystères « ça marche ou ça marche pas, tu sais pas avant d’avoir testé » on forcerait nos joueurs à la prudence. Ils devront avoir des plans plus solides, ne pas tuer d’autre perso sans grosse raison, choisir leurs cibles avec soin et faire d’autant plus attention à la qualité de leur stratégies. Tes pouvoirs magiques de vampires ne te sauveront pas d’un plan baclé, pensé n’importe comment. Prends ton temps. Apprends à te passer de pouvoirs.
C’est – paradoxalement – plus immersif.
Le mystère crée la narration
Un mec qui en explose un autre, qui lui n’a aucune chance, ça ne fait pas de bonnes histoires. C’est des histoires laconiquement simples et plates, sans sel. Un bon jeu compétitif ne crée pas une bonne histoire selon mes critères. Et un GN selon mes critères, c’est avant tout de bonnes histoires.
Que seraient les shonen sportifs sans retournement de situation imprévus ? Comme je dis dans l’autre article, qui fait que des séries comme FX-Effets Spéciaux ou L’Agence Tout Risque marchent, c’est que nos héros réussissent malgré les difficultés. Pas parce qu’ils ont réussi à éliminer le hasard.
Qui aurait cru qu’un misérable détail comme une cigarette pourrait faire foirer le plan si parfait de l’assassin de Columbo ? qui aurait cru qu’un détail insignifiant comme un Hobbit pouvait faire s’effondrer les visions de Sauron ? Bref : le hasard crée de sacrément bonnes histoires.
Et ça vaut aussi pour des crises existentielles vampiriques dignes de Lestat. Pourquoi mon lien de sang est différent du sien ? Suis-je maudit ? Pourquoi mon étreinte a foiré et je suis caïtiff et pas lui ? C’est injuste ?! Qui dois-je blâmer ? Mon sire ou Dieu ? Et pourquoi, est-ce qu’il y a un Tremere en train de me poser des tas de questions sur mon étreinte et de faire des statistiques bizarres ?!
Ce coté imprévisible, injuste, crée des narrations bien plus riches au final. Dieu ou la fatalité, c’est des adversaires badass. Ca ouvre des portes émotionnelles. Et c’est ça qu’on veut proposer à nos joueurs.
La place pour ajouter des paramètres locaux
Et si, ce qui se passe à Lyon favorisait l’étreinte de certaines personnes et pas d’autres ? Et si ce qui se passe à La Défense permettait d’avoir plus (ou moins) de Caïtiffs que dans le sud ?
En créant des différences locales mystérieuses, on crée des ambiances, mais aussi des raisons d’enquêter sur le pourquoi de ces différences locales, des théories, des mystères.
On génère même des raisons complètement foutraques pour des joueurs de prévoir des plans sur d’autres villes que la leur (« on dit qu’à Lyon, le sang des Malkaviens est puissant ») qui seront d’autant plus drôles que totalement fausses.
Si on prend le temps de prévoir des raisonsin universede ces éventuelles différences (ce qu’on a fait, parce qu’on est géniaux, évidemment) on crée des bulles locales riches, des styles de jeu différents, induits par des raisons cohérentes et différentes.
La porte ouverte ?
Si nous avons a peur, au sein de grosses orga comme le TIF, selon moi, d’avoir des visions contradictoires, c’est parce qu’on a peur de quelques stigmates sociaux déjà vus par le passé :
De créer un « gagnant dès le départ ».
Créer des biais où l’orga se favorise en profitant des flous
Ou que l’orga aide ses potes en profitant des flous
Aussi, de créer des sentiments d’injustice ou de déséquilibre.
Ces craintes sont légitimes. Notamment parce qu’ajouter de l’aléatoire rajoute du pouvoir entre les mains de l’orga. Et c’est pas toujours sain.
Mais je pense de plus en plus, qu’on fait un jdr en pensant à l’ensemble des possibles du joueur, pas à l’ensemble des âneries que pourrait faire un orga mal intentionné. Sinon on est pas sortis des ronces – et c’est à désespérer du rôlisme.
Répondons à ces remarques :
Si votre but, dans votre GN ou votre JDR c’est de faire du jeu compétitif, c’est une objection totalement valable. Un GN à tendance ludiste, play to win, a toutes les raisons de vouloir une situation stable et équilibré. Mais ce n’est pas la route qu’on a choisi sur notre jeu : le compétitif n’est pas au cœur de notre expérience. C’est surtout le relationnel qu’on vise.
En TIF, nos orgas n’ont pas de PJ, pas de risque qu’ils se favorisent.
Et on a vu des cas de gens favorisant leurs potes malgré des règles pourtant très fixes, dans d’autres GNs. On ne peut pas couvrir tous les cas – des gens qui veulent abuser, trouveront un biais pour le faire. Le seul moyen de les en empêcher, c’est qu’ils ne viennent pas jouer.
Oui un univers variable, ça peut créer de l’injustice. Je pourrais me contenter de répondre « mais l’univers de Vampire EST injuste ». Mais je ne trouve pas que ça soit une réponse correcte et suffisante.
Déjà si vous avez vraiment peur d’être injuste, vous pouvez tirer au dé le fait que ça marche ou non. Je l’envisage sérieusement. Pour moi, le fait d’être juste repose sur le fait non pas d’éviter l’injustice de l’univers, mais de donner au joueur la conscience éclairée du risque d’injustice.
Pour moi un orga qui prévient et dit « attention, là tu n’es pas sûr que ca marche, loin de là, les infos que tu as sont éparses et contradictoires, c’est fifty-fifty, à tes risques et périls, tu es prévenu » n’est pas injuste. Tant que l’orga prévient avant, avec honnêteté, laisse au joueur le choix de prendre ou non le risque, il rempli son rôle. Le joueur doit pouvoir faire son choix de manière éclairé (ie. en ayant les paramètres fiables que lui donne l’orga).
Jouer c’est choisir en connaissance de cause.
Conclusion
Le hasard est un ami de l’organisateur/auteur : il favoriser les narrations, les duels épiques, les retournements de situation. Et ce même si c’est un strange bedfellow, pour nos joueurs : ça leur fait de belles histoires à raconter, mais si parfois (souvent?) elle se fait à leur désavantage.
Ce qui va importer, c’est surtout de définir et garder en tête ses intentions de game design. Histoire de savoir s’il est pertinent ou non de mettre du hasard, et où. Et ensuite il est crucial de transmettre tant ce choix de design, et de clarifier la part d’aléatoire, aux joueurs.
En résumé : n’ayez plus peur de mettre des loups, mais faites le bien.
Comme vous le savez, nous avons, Aurore et moi, fait parti du GN Parliement of Shadows, à Bruxelles, organisé par PDA. Imaginaire vampirique s’il en est 🙂
Et parmi les éléments qu’on a trouvé moins sympa, il y a l’apparition de la Pentex. Et ça nous a mené à une réflexion très intéressante de Juhana Pettersson sur nordiclarp (ici) sur l’imaginaire, les représentations et les préjugés.
Tant pour développer un concept que je pense important (et le traduire en français, bande de vils monolingues 🙂 ) que pour insister sur sa pertinence, voici un petit article !
Comme certains le savent, ce week-end a eu lieu le premier séminaire des conteurs du Théatre de l’Imaginaire Francophone (ou TIF). Et nous avons pris de bonnes décisions de nommage.
J’ai trouvé extrêmement enrichissant ces débats et je voulais vous en transcrire une partie (bien qu’infime). Et donner un point de vue.