Lorsque nous créons un jeu interactif (que ça soit jeu de rôle ou GN) nous marchons sur une ligne de crête, une ligne fine. Créer est un jeu d’équilibriste à la fois très simple et extrêmement complexe.
De quoi on parle ? Vous allez voir. Cet article ce veut une introduction à une notion essentielle dans les choix de conception du Game Design interactif.
Feedback & Conséquences
Dans le cas d’un jeu de société ou d’un jeu vidéo, la mise à jour se fait à posteriori. Qu’on appelle ça une extension, un patch ou un correctif, il faut du temps pour recevoir un retour, un « feedback », et l’intégrer au jeu.
Vu qu’entendre ce retour prend du temps, nous avons le temps de réfléchir à la pertinence ou non d’apporter un changement.
Dans le cas du JDR et du GN, le feedback est permanent. On voit les gens jouer, on interagit avec eux. Le feedback est souvent instantané. On a du feedback en plein milieu de partie. De là deux tendances se dégagent :
- Changer pour faire plaisir aux joueurs, rendre le jeu plus proche de leurs aspirations
- Conserver ses choix initiaux de design, respecter ce qu’on a annoncé il y a de ça plusieurs mois voire années.
Et là on fait quoi ? Au risque de se sentir comme Disney, Marvel ou DC, nous orga jouons un difficile jeu d’équilibriste.
C’est mieux avec un exemple
Prenons un exemple concret et personnel. Je vais essayer d’en dire assez, sans pour autant faire de véritable spoiler à nos joueurs.
L’élement de décor qui envoie de la hype
Dans le GN vampireux que j’organise (qui se joue tous les mois) on a un élément d’ambiance important. Un élément qui fait parti des poncifs d’ambiance de ce type de jeu, et qui est limite attendu.
Disons qu’il s’agit d’une sorte de « porte du chaos » comme les GNistes les connaissent si bien. Sauf que pour nous à la base, c’était un élément du décor, de l’ambiance, pas un truc sur lequel on s’attendait sur lequel des joueurs jouent. Et de fait, certains joueurs adorent cet élément et ont beaucoup investit de temps et d’énergie dessus. Créant une hype qui nous a surprise par son intensité.
Sûrement avons nous été trop bourrins pour son introduction, pas assez subtils. Mea culpa. Probablement que le fait d’avoir pas mal de joueurs de murder (habitués à ce que chaque détail compte) et de joueurs GNistes habitués à fermer des satanés portes du chaos joue aussi.
Reste que du coup on a deux possibilités : développer cet élément (au risque de trahir notre intention de départ) ou le garder comme élément de fond et risquer de décevoir nos joueurs. Dit comme ça, clairement, aucun de ces choix n’est vraiment séduisant.
Le classico attendu
Un autre élément attendu de notre type de jeux, c’est une lutte entre le groupe de joueurs et THE groupe idéologiquement opposé. Une sorte de classico, pour prendre les métaphores footballistiques.
Sauf que c’est un poncif que l’on considère (nous orga … et même les créateurs originels du jeu) comme sur-utilisé, voire contre-productif. Et qui peut vraiment avoir un impact qu’on ne maîtrise pas sur l’ambiance.
Par anticipation, ou envie de bien faire, certains joueurs investissent déjà dans cet axe de jeu, cette confrontation attendue. Sans attendre d’avoir des éléments très concrets définis par nous. Je les comprend, à leur place j’aurai le même réflexe. Au moindre doute, on se prépare au pire, dans ce genre d’univers.
Si cette seconde hype a lieu sans pour autant qu’on ai fait un énorme build-up sur le sujet, c’est que quelque chose est à l’oeuvre. Probablement une représentation mentale pré-existante…
Là aussi on a deux possibilités : lancer ce classico (au risque de trahir notre intention de départ) ou le rejeter, et risquer de décevoir nos joueurs. Là aussi, ce ne sont pas des axes très séduisants.
C’est d’ailleurs assez ironique puisque j’adore proposer des choix ignobles à mes joueurs (entre deux solutions mauvaises) mais je déteste y être confronté en tant que créateur. Allez comprendre 😉
Fan service et limites
On pourrait s’en foutre et dire « les joueurs sont des cons ». On l’a tous entendu dire tellement de fois… Mais pour moi ce genre de réflexion à 2 cents, c’est projeter sur autrui notre propre incapacité à penser notre jeu. C’est pas le jeu qui est mal gaulé, c’est les joueurs qui sont nuls. Refusons ce genre de lâcheté.
Non, il faut qu’on réfléchisse. Je ne vous dirai pas quel choix on va faire sur ces deux éléments. Ne serait-ce que parce que d’autres vont jouer sur ces choix. Mais je voulais clarifier qu’aucun de ces choix n’est fondamentalement honteux. Aucun de ces choix n’est inacceptable par essence.
Répondre aux attentes des joueurs est naturel. On veut un jeu qui soit fun, qui fasse plaisir. Ce qui devrait être le soucis de tous les organisateurs au final. C’est pour eux qu’on fait ça.
Et de l’autre, on a aussi besoin de rester ferme sur certains principes.Il faut que le jeu reste fun pour tout le monde. Si pour faire plaisir, on saborde les fondamentaux de notre jeu, on le tue.
Univers, représentation mentale et limites
Déjà il faut pointer la limite de notre conception : nous nous sommes reposés sur un univers qu’on connait, avec ses codes et ses clichés. Avec ses représentations mentales qui nous échappent en partie. C’est un peu comme faire un GN the Witcher sans Sorceleur. Ou faire un GN Star Wars sans aucun jedi ni Sith. On aurai l’impression de trahir notre univers.
Maîtriser son univers, sa licence, et ses codes, clarifier ses attentes avec une note d’intention suffisamment complète, ca doit être l’un de nos soucis majeurs.
J’en ai d’ailleurs parlé ici : https://www.gnafron.org/blog/2018/01/24/imaginaire-representation-mental
LARPs inspired by table-top role-playing games are not accepted.
Dogma 99
A ce titre là, on comprendra d’autant plus que certains manifestes nordiques comme Dogma 99. Dogma 99 contient cette citation en toute lettres dans leur manifeste. Ils n’acceptent pas les JDR comme base pour un GN.
Un JDR est un univers fragmenté par essence (parce que représenté auprès des joueurs par des millions de parties qu’on ne peut pas contrôler). Et quand on voit le foisonnement fou des sites de fan-fic on comprend vite que les fans ont une imagination sans limite… Et c’est pareil pour un GN.
Je comprend d’autant mieux que l’un des pontes de White Wolf m’ai dit une fois qu’avoir un canon n’était ni possible, ni forcément souhaitable. Le risque existe de frustrer et décevoir.
Partir d’un jeu existant c’est un risque, une difficulté difficile à surmonter, qu’on doit assumer, et qu’on a décidé d’assumer.
Je n’ai pas de réponse toute faite
Cet équilibre, cette ligne de crête, est un sujet de fond pour tout game designer. Mais quand on est dans un interactif comme un JDR ou un GN, c’est d’autant plus un choix quotidien. Et dans les deux formats, c’est d’autant plus facile de rester stable sur ses choix de design sur un one-shot que sur une longue campagne.
Tout ce que je peux dire, c’est que la personne qui prétendra avoir la réponse évidente à ces choix de design est probablement dans l’erreur. Chaque situation apporte des réponses réfléchies, appropriées. Des fois il faut céder, des fois il faut être ferme. Il n’y a pas de réponse universelle.
Et au delà de l’univers qu’on choisit, on a aussi choix artistiques qui sont indiqués par les courants artistiques dont on se pare. Un GN issu de la culture nordique n’aura pas les mêmes évidences qu’un GN romanesque, ou même qu’un GN disons « classique européen ».
Car s’il y a des manifestes artistiques dans le GN, avec des choix aussi forts de posés… Ce n’est pas pour rien. C’est une volonté de synthétiser ce qui fait l’essence d’un style, d’une vision. Faut-il renoncer à son courant pour ses joueurs ? Vaste débat.
Quelques pistes
Alors, probablement que le plus important c’est de se ménager, de se préparer des espaces de réflexion suffisants. Se poser pour avoir le temps de peser le pour et le contre. Prendre le temps de créer du recul, du débat sur sa création.
En tout cas, cela permet de redéfinir à la marge ce qu’est le concepteur d’un jeu, ce fameux « Game Designer ». Le Game Designer est un type d’artiste particulier. Il cherche non seulement à s’exprimer, mais aussi à susciter une réponse particulière de son public, qu’on appelle souvent « fun » ou « immersion ».
La notion de public est donc au cœur du Game Design, en particulier dans ce type de jeu.
Finalement, si jouer c’est choisir, alors créer c’est choisir aussi.
Source image : https://www.flickr.com/photos/manalive/5998237071