Le crunch, c’est les autres

On se dit souvent que l’enfer c’est les autres. Mais la création de jeu, c’est souvent un enfer qu’on s’inflige à soi-même. Et notamment le fameux crunch. C’est le fait de voir deux vidéos qui m’en a convaincu. Petite analyse (très) personnelle.

Tout d’abord, ce matin, je suis tombé sur une vidéo de Juhana Petterson qui m’a bien fait réfléchir et m’a rappelé nos difficultés sur certains de nos GN passés (coucou le GN Sabbat), similaires aux siennes. Similaires aussi à nos difficultés présentes parfois sur le MET. Ca fait presque bizzare d’avoir joué les créations de Juhana à Berlin et Bruxelles et de me rendre compte des souffrances que ça a été pour lui, et qu’on ne peut imaginer en tant que joueur.

Et ensuite un copain m’a partagé une vidéo sur les conditions de travail dans le jeu vidéo qui m’a également rappelé des souvenir plus personnels mais tout aussi réalistes.

Je vous invite à voir ces deux vidéos, parce qu’elles ont beaucoup nourrit ma réflexion. Ayant eu la joie de bosser dans le jeu vidéo et de créer désormais des GNs, j’ai l’impression d’être tombé deux fois dans les mêmes erreurs. Comme un peu un idiot qui retombe dans le même trou.

Et donc voici un petit plaidoyer pour vous inviter à ne pas faire les mêmes bêtises que moi, sous forme d’un pseudo-mea culpa.

Le crunch, c’est quoi ?

En fait, quand on entend le mot crunch, on entend cette période où on bosse jusqu’à 1h ou 2h du mat, pendant plusieurs soirs d’affilée. Il peut y avoir des crunchs courts (un jour, parfois une ou deux semaines) mais aussi des crunchs plus violents, durant plusieurs mois voire années. Chaque année, un crunch particulièrement brutal dans le jeu vidéo fait scandale.

De facto, c’est intrinsèquement de la merde le crunch : on crée des choses de piètre qualité, on introduit souvent des bugs qu’on aurai évité si on était frais et en état de réfléchir. C’est quelque chose qu’on doit apprendre à éviter.

Paradoxalement, j’ai connu ça plutôt modérément dans le jeu vidéo, mais… pas mal dans le GN. Alors certes, les patrons du jeu vidéo sont certainement responsables du crunch dans leur domaine. Ils organisent (volontairement ou non) cette souffrance. Mais qui est responsable du crunch dans nos GNs ? Il est où mon patron ?

Du joueur au client

Quand on crée un jeu… on veut faire un truc qui plait aux joueurs; que ça soit un jeu vidéo ou un GN, on ne vit que pour une chose : la satisfaction des joueurs, le coté intéressant et vivant de l’expérience qu’ils ressentent. On cherche à créer un jeu dont ils se souviendront, une expérience qu’ils apprécieront de vivre.

Clairement, même dans association bénévole comme la notre, on est motivés, braqués sur une forme de « satisfaction cliente » qui nous pousse à en faire plus, en faire trop. Qui nous invite à nous faire mal.

Seulement… Soyons un peu réaliste… En quoi le joueur pourrait-il être coupable alors qu’il n’a encore rien dit? Rien payé, ni PAF ni prix, ni rien ?

Le coupable, je crains qu’il faille également le chercher en nous-même et en les idéologies qui nous guident. Cette « satisfaction client » jusqu’à la souffrance, c’est symptomatique d’une époque.

Nous nous mettons à nous même une pression de dingue, et elle est compréhensible : des gens payent des sommes importantes pour nos jeux, on a tous entendu parler de jeux pourris que les joueurs regrettent d’avoir faits. On ne veut pas être le suivant…

Dates et autres contrariétés techniques

Le second coupable, c’est le monde matériel. Lorsqu’un GN est prévu pour une date donnée, annoncée, impossible de la changer. Encore moins possible que de retarder un jeu vidéo (c’est dire). D’où le fait que bon gré, mal gré, il va falloir créer tout ce dont on a besoin, pour une date donnée. Quitte à se faire du mal.

Là, difficile de le nier, avoir une date ça commence à devenir un sujet crucial très tôt dans la conception de GN. Probablement trop tôt. Et des fois elle vient coincer plus tard. Difficile à résoudre autrement qu’en préparant le GN plus tôt.

Bref, les contraintes techniques et logistiques sont quelque chose qu’on doit surveiller, parce qu’elles apportent également leurs lots de problèmes, qui viennent directement impacter la créativité.

Bienveillance, merde !

A GNafron, nous avons toujours souhaité être bienveillants envers nos joueurs, et faire des jeux de kalitay. C’est une motivation qui nous guide depuis longtemps : ne pas refaire les erreurs qu’on avait vécu, subi, et même fait subir à d’autres. Ne pas répéter les erreurs du passé.

Mais comme le souligne Juhana, cela passe également par le fait qu’on apprenne à devenir bienveillants envers nous même. C’est l’étape suivante.

Car même dans un collectif qui prêche la bienveillance, qui l’assume, notre façon de produire reste brutale, difficile, douloureuse. Il faut qu’on repense notre façon de produire pour mieux nous respecter nous même. Et croyez bien que j’ai envie de me donner des baffes en disant cela : c’est une évidence et pourtant je suis passé à coté plus d’une fois. Même quand on me le pointe ouvertement.

Et ca va au delà d’arrêter d’écrire des backs de 40 pages (ce que ma femme me reproche à raison mais « hey, vampire sans back de 40 pages, c’est moins fun…#maso »). Quand on veut vraiment aller plus loin, les réponses qu’apportent Juhana sont intéressantes. Je pense comme lui que ça passe notamment par :

  • le fait de choisir des concepts qu’on peut appréhender et gérer (écrire des backs de 20 ou 30 pages, quand t’en fait 3 ça va, quand t’en fait 80 ça va plus).
  • Penser nos GN intelligement : effectivement, faire des tonnes de docs qui servent pour 1 ou 2 joueurs, c’est inutile, c’est du gaspillage de temps. Autant faire des éléments qui servent à beaucoup de joueurs.
  • répartir les tâches de façon humaine en fonction des limites de stress et des capacités de production de chacun. Chacun son domaine, sa spécialité.
  • avoir une équipe dimensionnée pour chaque projet, et pas en sous-effectif permanent.
  • apprendre à discerner ce qui est stressant pour chacun. Certaines choses qui ne me stressent pas (exemple : un joueur à la dernière minute) peuvent être de la torture pour d’autres.
  • Surveiller les souffrances émotionnelles, apprendre à repérer les orgas en détresse. Mieux les aider en tant qu’équipe, collectif.
  • Faire en sorte que chacun se ménage, se repose, se douche, se soigne. En particulier la veille du GN hein.
  • Séparer la responsabilité logistique et créative (OUI ! C’est ce qu’on a fait sur 1912 où j’ai récupéré la logistique pendant qu’Aurore avait la main sur l’aspect créatif… Chacun a eu ses soucis mais on a pu chacun s’appuyer sur l’autre – un GN qui n’a pas connu de crunch)
  • Confronter les problèmes.

Ce dernier point est plus important qu’on ne le croit.

Une partie de mon vécu du GN Sabbat, par exemple, c’est qu’il y a certains soucis qui n’ont pas été tranchés, certaines décisions et blocages qu’on a pas pu (pas su ?) calmer dès le début. Et qu’on s’est trainés comme des boulets tout le long du projet.

Et quand je dis « on » c’est aussi et surtout ma responsabilité. Dire que nous avions fini cramés après le GN Sabbat est un doux euphémisme. Il est temps pour moi d’en tirer des leçons organisationnelles.

Sécurité émotionnelle pour tous

Tout ça pour en venir où ?

C’est bien d’envisager de la « sécurité émotionnelle » pour nos joueurs. C’est essentiel, même. Je le dis encore : je ne fais plus de GN si la sécurité émotionnelle n’y est pas réfléchie. Mais si on ne gère pas la sécurité émotionnelle de nos orgas, c’est quand même oublier moitié du problème.

Surtout quand on vient d’un passif comme le nôtre, où on sait que la toxicité est présente, largement entretenus au sein des orgas. Il faut du temps et du travail sur soi pour faire sa détox. Ne pas être bienveillants envers nous-même c’est continuer d’entretenir une partie du problème.

Bref la bienveillance en GN reste encore une quête du Graal dans lequel il reste encore beaucoup à apprenne, à intégrer. Et à diffuser.

Alors amis créatifs : soyez aussi bienveillants envers vous-même. Ne voyez pas trop gros, faites gaffe à avoir des dates larges et tenables, soignez vos auteurs, vos créatifs. Ca peut paraître évident, mais ça ne l’est jamais. Créer est déjà une souffrance en soit, inutile d’en faire une cilice qui nous marque pendant des années ensuite.

Image : du crunch https://commons.wikimedia.org/wiki/File:LD-Star-Crunch.jpg

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